Extraits des Ecrits d'Etty Hillesum

Citation extraites de : Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork. Seuil, Collection Points, 1995.

Les écrits d’Etty Hillesum, Journaux et lettres, 1941-1943, Seuil, 2008.

 

Dieu je te remercie pour toute cette force que tu me donnes : le centre intérieur à partir duquel ma vie est régie gagne continuellement en force et en rayonnement.

Les nombreuses impressions contradictoires qui viennent de l’extérieur se concilient merveilleusement bien entre elles. L’espace intérieur ne cesse d’augmenter sa capacité et les nombreuses contradictions ont cessé de s’en prendre mutuellement à leur vie, elles ne se font même plus obstacle. Et après une journée comme celle d’hier, j’ose dire avec une certaine conviction : mon royaume intérieur connait la paix parce qu’il dispose d’un pouvoir central puissant.
Il me semble, Dieu, que je travaille bien avec toi, que nous travaillons bien ensemble. Je te donne un espace de plus en plus vaste à habiter et je commence aussi à t’être fidèle. Je n’ai presque plus à te renier.  Je n’ai plus jamais à renier, pleine de honte, ma vie profonde dans mes moments plus frivoles et plus superficiels. Le puissant centre lance ses rayons jusqu’aux points les plus reculés de la périphérie. Je n’ai plus honte de mes moments de profondeur, j’ai cessé de faire périodiquement semblant de ne pas les connaitre.

9 janvier 1942

 

On ne peut pas parler des choses ultimes, des choses les plus graves de cette vie que lorsque les mots jaillissent de vous aussi simplement et naturellement que l’eau d’une source.
Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu.

11 juillet 1942

Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres ; je prendrai pour principe d’aider Dieu autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. Mais n’entretenons pas d’illusions héroïques sur ce point.

11 juillet 1942

Prière du dimanche matin

Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis resté éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon, Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine.
Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens –le croirait-on ? -qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : “Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes !” Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaitras aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, ou ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à œuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos.

Derrière la maison, la pluie et la tempête des derniers jours ont ravagé le jasmin ses fleurs blanches flottent éparpillées dans la boue des flaques noires sur le toit plat du garage. Mais quelque part en moi ce jasmin continue de fleurir, aussi exubérant, aussi tendre que par le passé. Et il répand ses effluves autour de ta demeure, mon Dieu. Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t’offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche matin venteux et grisâtre je t’apporte même un jasmin odorant. Et je t’offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin, et elles sont légion.  Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. Et pour prendre un exemple au hasard : si j’étais enfermée dans une étroite cellule et que je vois un nuage passer au-delà de mes barreaux, je t’apporterai ce nuage, mon Dieu, si du moins j’en avais la force. Je ne puis rien garantir d’avance mais les intentions sont les meilleures du monde, tu le vois.

12 juillet 1942

 

« Ne va pas croire que tu vas acquérir beaucoup d’ « avantages psychiques » dans un de ces camps, a dit Werner aujourd’hui, tu vas te barder d’une « écorce dure« , voilà tout ».
Une « écorce dure », ce n’est pas mon genre, je resterai désarmée et ouverte à tout. Mon Dieu, comment vais-je m’en sortir ? Non, je ne vais rien te demander à l’avance, je supporterai chaque instant tel qu’il se présente, même l’inconcevable, et si je sens en moi que tu tombes, je te ramasserai. J’espère pouvoir traverser cette période avec toi.

15 juillet 1942

 

En cette seule journée d’aujourd’hui, j’ai vécu des années d’endurcissement, j’ai fait l’expérience d’un processus d’endurcissement de plusieurs années. L’idée de suicide a soudain resurgi de profondeurs cachées, mais cela m’a passé maintenant. J’ai eu un instant, ce matin une impression de tristesse si pesante que j’ai cru ne jamais pouvoir redevenir joyeuse. Mais brusquement, il jaillit de sources cachées une vigueur qui m’apprend que je suis encore loin d’être au bout de mes forces.
Ah si seulement on pouvait laisser son cœur s’envoler comme un oiseau libre à travers tous les événements.
Ce qui me fait le plus peur, c’est l’endurcissement et ce sont les gens avec qui je vais me retrouver.
Il faudra bien qu’il reste quelqu’un pour témoigner plus tard que Dieu a aussi vécu à notre époque. Et pourquoi ne serais-je pas ce témoin ?

Aujourd’hui, j’ai connu un moment où j’ai pensé être au bout de mes forces, c’était une journée qui comptait des années. Mais je sais maintenant que, pendant une journée aussi dure, je ne dois pas renoncer. Je dois compter avec des années d’une vie difficile. Et essayer de tenir bon, et essayer de sauver une petite parcelle de Dieu. Mais il va m’arriver souvent de penser que je suis au bout de mes forces, j’ai pu le constater aujourd’hui.

27 juillet 1942

… tu dois te préoccuper de ta santé ; si tu veux aider Dieu, c’est ton premier devoir et ton devoir sacré. Un être comme toi, qui es encore l’un des rares à fournir un refuge honnête à un pan de vie et de souffrance et à Dieu -la plupart ont renoncé depuis longtemps et les mots « vie », « souffrance » et « Dieu » ne sont plus pour eux que des mots vides de sens- un être comme toi a le devoir sacré de maintenir son corps, sa « demeure terrestre » dans le meilleur état possible, afin de continuer aussi longtemps que possible à offrir à Dieu l’hospitalité.

Lettre à Julius Spier, juillet 1942

« Ne va pas croire que tu vas acquérir beaucoup d’ « avantages psychiques » dans un de ces camps, a dit Werner aujourd’hui, tu vas te barder d’une « écorce dure« , voilà tout ».
Une « écorce dure », ce n’est pas mon genre, je resterai désarmée et ouverte à tout. Mon Dieu, comment vais-je m’en sortir ? Non, je ne vais rien te demander à l’avance, je supporterai chaque instant tel qu’il se présente, même l’inconcevable, et si je sens en moi que tu tombes, je te ramasserai. J’espère pouvoir traverser cette période avec toi.

15 juillet 1942

 

En cette seule journée d’aujourd’hui, j’ai vécu des années d’endurcissement, j’ai fait l’expérience d’un processus d’endurcissement de plusieurs années. L’idée de suicide a soudain resurgi de profondeurs cachées, mais cela m’a passé maintenant. J’ai eu un instant, ce matin une impression de tristesse si pesante que j’ai cru ne jamais pouvoir redevenir joyeuse. Mais brusquement, il jaillit de sources cachées une vigueur qui m’apprend que je suis encore loin d’être au bout de mes forces.
Ah si seulement on pouvait laisser son cœur s’envoler comme un oiseau libre à travers tous les événements.
Ce qui me fait le plus peur, c’est l’endurcissement et ce sont les gens avec qui je vais me retrouver.
Il faudra bien qu’il reste quelqu’un pour témoigner plus tard que Dieu a aussi vécu à notre époque. Et pourquoi ne serais-je pas ce témoin ?

Aujourd’hui, j’ai connu un moment où j’ai pensé être au bout de mes forces, c’était une journée qui comptait des années. Mais je sais maintenant que, pendant une journée aussi dure, je ne dois pas renoncer. Je dois compter avec des années d’une vie difficile. Et essayer de tenir bon, et essayer de sauver une petite parcelle de Dieu. Mais il va m’arriver souvent de penser que je suis au bout de mes forces, j’ai pu le constater aujourd’hui.

27 juillet 1942

… tu dois te préoccuper de ta santé ; si tu veux aider Dieu, c’est ton premier devoir et ton devoir sacré. Un être comme toi, qui es encore l’un des rares à fournir un refuge honnête à un pan de vie et de souffrance et à Dieu -la plupart ont renoncé depuis longtemps et les mots « vie », « souffrance » et « Dieu » ne sont plus pour eux que des mots vides de sens- un être comme toi a le devoir sacré de maintenir son corps, sa « demeure terrestre » dans le meilleur état possible, afin de continuer aussi longtemps que possible à offrir à Dieu l’hospitalité.

Lettre à Julius Spier, juillet 1942

Textes choisis par Jeanne-Marie Ménard

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